samedi 20 février 2016

Le coeur a sa mémoire : Discours de Cédric Villani lors de la cérémonie de remise du prix Maurice Audin 2016

Ouargla, le 7 février 2016
Monsieur le Wali de Ouargla,
Chers confrères, chers amis, chers collègues, d’Algérie, de France et d’ailleurs,
C’est avec émotion que j’ouvre cette séance de remise du Prix Maurice Audin, en présence de Pierre Audin, représentant de la famille Audin, venu ici avec son épouse,
Et des époux Rappaport, avocats de la famille Audin.
Je salue aussi Abdelkader Bouyakoub, professeur à l’Université d’Oran, et Fatiha Alabau, présidente de la Société de Mathématique Appliquée et Industrielle, qui à mes côtés représentent le jury du Prix Audin.
Pour la Direction Générale de l’Enseignement Supérieur, je salue Tahar Sahraoui et Hacène Belbachir, qui fut mon premier contact avec la communauté mathématique algérienne, il y a déjà quatre ans. Mes venues ici en Algérie doivent énormément à ses efforts.
Je salue également les organisateurs locaux de cette importante manifestation RAMA10 : tout d’abord le Recteur de l’Université de Ouargla et son équipe; et également Aïbèche Aïssa et Meflah Mabrouk, qui n’ont pas ménagé leurs efforts pour le succès de cette conférence.
Et enfin Ahmad El Soufi et mon collaborateur Ludovic Rifford; tous deux représentent le Centre International de Mathématiques Pures et Appliquées, ou CIMPA, qui est organisateur régulier d’opérations de coopération en mathématique; c’est dans ce cadre que certaines écoles de recherche franco-algériennes vont bientôt se tenir avec, du côté algérien, Mohand Hernane, et du côté français, Abdelmajid Bayad.
C’est un honneur de prendre la parole devant vous tous.
Et je commencerai par une pensée pour Gérard Tronel, l’âme de ce Prix Audin refondé. Malgré son état de santé qui engendre les pires inquiétudes, il s’est investi, jusqu’au bout, pour que ce prix puisse vivre et inspirer, suscitant des candidatures et oeuvrant pour sa tenue en temps et en heure.
Et une pensée également pour les moudjahidine présents et absents, fidèles à leur combat passé.
Combattant, c’est un mot qui s’applique si bien à Maurice Audin.
Né en 1932 à Béja, mort à Alger en 1957, Maurice Audin était un mathématicien français, assistant à l’université d’Alger et militant de l’indépendance algérienne.
Et si tout le monde le connaît, c’est avant tout pour son engagement courageux au service de cette cause, l’indépendance algérienne, et la disparition qui l’a fauché, alors qu’il était en train de terminer sa thèse, l’arrachant brutalement à l’affection de ses proches et à la communauté.
En décembre 1957 déjà, le grand mathématicien René de Possel, directeur de thèse de Maurice Audin, avait soulevé l’émotion en faisant soutenir la thèse in absentia, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, devant une foule rassemblée pour l’occasion. Le jury était composé de Jean Favard, Jacques Dixmier, et Laurent Schwartz, bien connu lui aussi pour son engagement humaniste. René de Possel lui-même avait exposé les travaux de Maurice Audin, qui avait obtenu la mention très honorable à titre posthume. Laurent Schwartz évoque cet épisode dans ses mémoires avec une émotion considérable.
Ce qu’a subi Maurice Audin, nous ne le savons pas avec certitude, mais certains témoignages nous informent sur son calvaire; en mars 2014, lors de la précédente remise de prix, une intervention bouleversante nous le rappelait.
Cependant, du côté de l’État français, pendant longtemps la thèse officielle a été celle d’une évasion de Maurice Audin. Il a fallu attendre, là encore, le dernier Prix Audin pour que l’État francais revienne sur cette thèse. À cette époque, en mars 2014, en réponse à un courrier de notre collègue Gérard Tronel, le Président Hollande écrivait dans une lettre publique qu’il avait fait engager des recherches sans précédent dans les archives du ministère de la Défense, afin de découvrir si des documents officiels permettaient d’éclairer de façon définitive les conditions de la disparition de Maurice Audin. Ces recherches n’ont pas permis de faire toute la lumière sur cette disparition, cependant, ajoutait le Président :
“Les documents et les témoignages dont nous disposons aujourd’hui sont suffisamment nombreux et concordants pour infirmer la thèse de l’évasion qui avait été avancée à l’époque. M. Audin ne s’est pas évadé. Il est mort durant sa détention.”
Si à l’époque le jeune militant est mort dans des conditions inhumaines et une anonymité qui nous révolte, aujourd’hui en revanche Maurice Audin est un nom qui résonne fort. À Alger c’est une place bien connue. Et dans le monde mathématicien, nous sommes fiers de pouvoir compter Maurice Audin parmi nous, comme symbole fort d’engagement scientifique et moral, et de saluer sa mémoire avec admiration, comme celle d’un juste.
Le Président Hollande le rappelait dans sa lettre, nous avons un devoir de mémoire et de vérité : il est extrêmement important de ne pas oublier le passé, ainsi que les idéaux pour lesquels certains généreux confrères ont donné leur vie.
Mais il faut aussi regarder vers l’avenir, penser à construire les institutions, et la collaboration, sur le long terme; et penser à l’activité qui détermine le plus le long terme : l’enseignement, et en particulier les institutions d’enseignement supérieur. C’est de cela aussi qu’il est question avec ce prix Audin, attribué tous les deux ans, qui a été rendu possible par les efforts, tout d’abord, de Laurent Schwartz et, plus récemment, de Gérard Tronel qui en a été la véritable cheville ouvrière. Il s’agit de faire vivre le souvenir de Maurice Audin, mais aussi de favoriser les institutions, la collaboration, les échanges et la fraternité; d’aider le milieu scientifique algérien à progresser et à prendre place sur la scène internationale. C’est pourquoi le jury du Prix Audin est constitué de scientifiques français et algériens reconnus, et l’occasion de discussions fructueuses entre ces deux communautés.
En recherche, ce qui compte avant tout c’est la profondeur, la qualité de la contribution. Parmi les héros légendaires de notre discipline, certains sont prolifiques comme Euler et Gauss, mais d’autres comme Riemann ou Nash se contentent de publier une dizaine d’articles dans leur vie, et accèdent pourtant à la postérité de manière non moins éclatante. Certes, il n’y a eu qu’un Riemann et il serait insensé de se comparer à lui, mais chacun, à son niveau, doit avoir en tête que la qualité de la recherche passe avant la quantité, et c’est un critère auquel le jury est très sensible. Il s’agit, pour les lauréats, d’être au niveau de la meilleure recherche internationale.
Un autre critère fondamental est la démarche d’ouverture et de collaboration qui doit caractériser la recherche. Cette ouverture à laquelle Maurice Audin était tant attaché, nous devons la trouver dans le partage des idées scientifiques tout autant que dans les idées politiques et sociales. Il est vrai que la recherche est un processus difficile et sélectif, où les universités se battent pour attirer les meilleurs chercheurs, et où les chercheurs sont en compétition pour obtenir les meilleurs résultats; mais cela n’empêche pas le partage sincère des résultats, les collaborations internationales, les voyages réguliers et les échanges d’idées, la reconnaissance de la qualité des autres chercheurs. C’est pourquoi le jury est sensible aux voyages et aux collaborations. Il y a deux ans, c’était même une paire franco-algérienne de collaborateurs qui avait été distinguée.
Le prix Maurice Audin acquiert une importance de plus en plus grande au fur et a mesure des éditions, non seulement du fait de son contexte toujours d’actualité, mais aussi du fait de l’importance grandissante des sciences mathématiques dans notre monde. Ces sciences s’invitent dans tous les défis technologiques, dans notre économie, et dans le progrès, comme le prouvent les efforts de plus en plus importants consentis dans ce domaine par tous les pays désireux de s’affirmer sur la scène mondiale. Et comme le prouve aussi la spectaculaire réussite de la mathématique dans le monde, qui intervient à hauteur d’environ 1/6 de la valeur ajoutée des grands pays industrialisés, et qui joue un rôle prépondérant dans certains secteurs économiques. Pour ne citer qu’un domaine qui prend beaucoup de résonance ici, l’exploration pétrolière a bénéficié énormément de la résolution de problèmes inverses, effectuée sur de gigantesques calculateurs; le centre de calcul intensif qui lui est consacré en France, à Pau, est l’un des plus puissants d’Europe.
Au delà de l’importance utilitaire, la mathématique est également importante pour son rôle de formation de l’esprit, d’exigence intellectuelle, de pensée universaliste, toutes valeurs qui sont aussi associées à la mémoire de Maurice Audin. Selon un mot célèbre, la mathématique est développée aussi “pour l’honneur de l’esprit humain” et nous sommes fiers de le rappeler à l’occasion de cette cérémonie.
Voici trois ans que l’Institut Henri Poincaré a émis le souhait, en accord avec l’association Maurice Audin, d’être associé de près à ce prix; les liens amicaux que l’Institut entretient avec la famille Audin et avec Gérard Tronel, qui fut membre de son conseil d’administration pendant des années, ont facilité cette évolution.
Je m’exprime donc ici à la fois en tant que directeur de l’Institut Henri Poincaré et en tant que président du jury. C’est l’occasion de rappeler que l’Institut Henri Poincaré a ete créé également pour favoriser les échanges internationaux, et a été créé aussi dans un contexte difficile, au lendemain de la première guerre mondiale et de l’anéantissement politique de la science européenne. C’est pour nous une fierté renouvelée que d’être associés au Prix Audin.
Cette année comme d’habitude, le prix Audin a donné lieu à des discussions délicates, où de nombreux paramètres se sont invités. Outre moi-même, le jury etait constitué de
Wendelin Werner, professeur à l’ETH de Zurich, médaille Fields 2006;
Fatiha Alabau, professeur à l’Université de Lorraine et présidente de la Société de Mathématique Appliquée et Industrielle;
Marc Peigné, professeur à l’Université de Tours et président de la Société mathématique de France;
Abdelkader Bouyakoub, professeur à l’Université d’Oran;
Rachid Bebbouchi, professeur à l’Université des Sciences et Technologies Houari Boumediene, président de la Société Mathématique d’Algérie;
et Farid Mokrane, professeur à l’Université Paris-VIII Vincennes Saint-Denis.
L’ensemble du processus était piloté par la direction générale de la recherche; c’est l’occasion pour moi de remercier Hafid Aourag, le directeur général, que j’ai eu le plaisir de rencontrer il y a deux ans, et dont j’ai pu apprécier et admirer le dévouement et l’énergie inlassable mise au service de la science.
C’était aussi un plaisir pour moi de diriger les débats d’un jury qui a mis tant de coeur à examiner les candidatures.
Cette année nous avons choisi de découpler la nomination du lauréat algérien et celle du lauréat français; le lauréat algérien sera annoncé aujourd’hui, et le lauréat français sera annoncé ultérieurement en France.
Et c’est un honneur pour moi d’annoncer que le prix Maurice Audin 2016, pour la partie algérienne, est décerné à Monsieur Bakir FARHI !
Bakir Farhi est né en 1975 a Akbou, dans le wilaya de Béjaïa. Il effectue des études supérieures de mathématique a l’Université de Béjaïa, puis à l’Université de Bab Ezzouar à Alger en spécialité algèbre; à chaque fois il se classe major de promotion. Ces excellents résultats lui permettent de décrocher une bourse pour aller effectuer des études approfondies à l’Université Paris VI Pierre et Marie Curie, reconnue comme l’une des meilleures du monde; il y fera sa thèse sous la direction du grand théoricien des nombres Patrice Philippon. Dans son jury de thèse, entre autres mathématiciens de premier ordre, on note la présence de Michel Waldschmidt et Sinnou David : comme le directeur de thèse de Farhi, ces derniers sont très engagés dans la coopération Nord-Sud. D’ailleurs, Philippon et Waldschmidt étaient tous deux, la semaine dernière, à Lahore au Pakistan, pour une série de cours, et Waldschmidt est impliqué dans plusieurs écoles CIMPA dont une qui se tiendra bientôt en Algérie.
Les excellents résultats de Farhi lui permettent de publier dans l’une des meilleures revues du domaine, le Journal of Number Theory. Avec des preuves longues et profondes, Farhi gagne ainsi sa place dans la recherche mondiale.
Notons ainsi les résultats qu’il annonce dans sa note au Comptes Rendus de l’Académie des Sciences en 2005 : Un analogue elliptique du théorème de Roth. Ou bien ses publications de 2006 et 2008 dans le Journal of Number Theory, Nontrivial lower bounds for the least common multiple of some finite sequences of integers; Upper bounds for the order of an additive basis obtained by removing a finite subset of a given basis.
Comme il se doit, les intérêts de Farhi se sont diversifiés à partir de sa thèse, pour définir un style propre, qui se fait sentir jusqu’à ce jour.
Après un séjour postdoctoral à l’Institut des Hautes Études Scientifiques, Farhi demeure quelques années au Mans, où il enseigne à l’université et en lycée; puis il est recruté en 2011 sur un poste de maître de conférences à l’Université de Béjaïa. Il encadre des mémoires de licence et de master, et continue à publier des articles d’une belle originalité; le tout dernier, paru dans le Journal of Integer Sequences, donnait une preuve élémentaire de ce que tout entier naturel peut s’écrire comme la somme de trois termes de la forme partie entière de (n^2)/3, où n est un entier.
Ce genre d’énoncé fait rêver, en ce qu’il nous apporte des solutions à des problèmes élémentaires qui demandent des outils profonds, c’est la magie de la théorie des nombres, un sujet qui passionne Farhi depuis plus de 15 ans.
Et c’est aussi l’occasion pour le jury du Prix Audin de rappeler que, dans l’intérêt de la science, tous les sujets doivent être bien développés. En Algérie, la plupart de la recherche s’effectue dans l’analyse des équations aux dérivées partielles et la modélisation, des sujets cruciaux pour leurs applications industrielles. Mais il est important de songer aussi aux disciplines plus fondamentales. La recherche forme un grand ensemble dont les différents domaines s’irriguent les uns les autres.
Le Prix Audin n’est pas vraiment une récompense financière : il vient avec une somme modeste. Il apporte surtout une reconnaissance internationale, et un échange. Un voyage de recherche en France pour le lauréat algérien, un voyage de recherche en Algérie pour le lauréat français. Ce voyage permettra à Bakir Farhi de renforcer ses liens avec la communauté française de théorie des nombres, dans une démarche de partage qui fait honneur aux valeurs de Maurice Audin. C’est ce partage qui, peu à peu, effacera définitivement les blessures de l’histoire, et nous permettra de progresser tous ensemble au service de la science, de l’universalisme, et de l’humanité.
Je vous remercie.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire