mardi 1 mars 2016

Kelly GREENHILL, Weapons of Mass Migration: Forced Displacement, Coercion, and Foreign Policy

Article de Marc-Antoine Pérouse de Montclos (Revue Européenne des Migrations Internationales)

Le livre de Kelly Greenhill constitue un travail important qui, bizarrement, est pour l’instant resté inaperçu en France. Dans une perspective politique, il traite en l’occurrence de l’instrumentalisation diplomatique de la pression migratoire par les États, du Sud comme du Nord. L’auteur s’avère particulièrement convaincant lorsqu’il nous invite à ne pas sous-estimer la capacité des pays en développement à contrôler et exploiter les migrations transfrontalières, y compris en cas de débordement.

En guise d’introduction, Kelly Greenhill analyse ainsi comment, en 2004-2006, la Libye de Mouammar Kadhafi a négocié avec Bruxelles la levée des dernières sanctions économiques et la reprise des programmes de coopération de l’Union européenne en menaçant d’ouvrir ses frontières et de laisser passer les migrants africains désireux d’entrer dans l’espace Schengen. À l’occasion, rappelle l’auteur, certains États ont d’ailleurs mis leur menace à exécution et procédé à des expulsions massives. Au moment de la première crise du Golfe et de l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, l’Arabie Saoudite, notamment, a chassé les immigrés yéménites afin d’inciter le gouvernement de Sanaa à revoir sa position, qui était favorable à Saddam Hussein. Bien entendu, le jeu des frontières s’est aussi exercé dans le sens contraire – celui de la fermeture – et le livre de Kelly Greenhill regorge d’exemples puisés parmi les régimes communistes qui, eux, avaient précisément essayé de bloquer les sorties de leur territoire, et non les entrées.

De ce point de vue, les cas d’études analysés en annexe s’avèrent être une précieuse mine d’informations. En effet, l’apport du livre de Kelly Greenhill se situe bien au niveau de l’étendue des connaissances, de la diversité des zones couvertes et de la variété des périodes traitées. L’auteur le dit lui-même. En soi, « la manipulation et l’exploitation politiques des migrations transfrontalières n’ont rien de nouveau et de particulièrement inhabituel. Elles puisent leurs racines dans une histoire longue, en temps de guerre comme de paix » (p. 262). De fait, l’instrumentalisation des flux de réfugiés par la rétention ou, au contraire, la création délibérée de crises migratoires, conjuguée à la menace d’exodes et d’expulsions, constitue un phénomène ancien et récurrent qui ne date nullement de la fin de la guerre froide. L’originalité de Kelly Greenhill est d’affirmer que le procédé se révèle plus efficace que les sanctions économiques, en particulier lorsqu’il vise des régimes démocratiques et donc plus sensibles à des pressions et des normes humanitaires. Depuis la signature de la Convention de Genève en 1951, l’auteur recense ainsi plus de cinquante cas de la sorte, dont plus de la moitié ont réussi à faire plier leur cible.

Deux enseignements majeurs ressortent d’une telle analyse. Le premier est que l’instrumentalisation des crises migratoires ne se restreint pas aux pays en développement et ne date pas de la fin de la guerre froide. En cela, l’ouvrage de Kelly Greenhill se distingue de la vulgate des théoriciens des nouvelles guerres qui se focalisent sur l’Afrique et redécouvrent avec effroi que les civils sont les premières victimes des conflits armés. Pour être juste, d’autres auteurs avaient déjà étudié de pareils phénomènes dans la première moitié du XXe siècle. Anita Prazmowska, par exemple, a montré comment, à partir de 1939, le gouvernement polonais en exil à Londres a essayé d’attirer ses ressortissants fuyant l’occupation nazie afin de les recruter dans les troupes alliées1. Mais Kelly Greenhill est le premier à rassembler un grand nombre de cas d’études de manière aussi cohérente et démonstrative.

Or il ressort de son livre un autre point saillant, presque systématique, à savoir le rôle structurant de l’aide internationale dans l’instrumentalisation et la gestion des crises migratoires. Au-delà de ses aspects économiques ou humanitaires, la demande d’assistance est parfois de nature militaire, à l’instar du président en exil Jean-Bertrand Aristide qui, en 1992-1994, avait évoqué la menace d’un exode de boat people haïtiens vers les côtes de Floride pour inciter les États-Unis à renverser la junte au pouvoir à Port-au-Prince. Kelly Greenhill nous invite ainsi à reconsidérer l’expulsion des Indiens d’Ouganda en 1972. À l’époque, il paraissait évident qu’Idi Amin Dada voulait mettre la main sur les propriétés d’une communauté réputée pour son aisance matérielle. Mais une bonne partie des Indiens visés disposaient aussi de la nationalité britannique et leur renvoi visait également à convaincre la Grande-Bretagne de reprendre son aide militaire, qu’elle venait de réduire du fait des errements de la dictature au pouvoir à Kampala.

Bien entendu, le chantage à l’aide par le moyen de la pression migratoire ne s’est pas limité à une négociation entre le Nord et le Sud. En 1984, par exemple, le président de l’Allemagne de l’Est, Erich Honecker, a menacé l’Ouest de laisser passer les demandeurs d’asile en provenance d’Asie ou du Moyen-Orient. Il a alors obtenu du gouvernement de Bonn une aide économique en échange de sa « bonne » volonté, qui consistait en fait à maintenir l’étanchéité du Mur de Berlin ! L’initiative, il est vrai, a également pu venir des puissances occidentales dans une logique qui relevait moins du chantage que d’une inquiétude soigneusement entretenue par les pays potentiellement bénéficiaires. En 1990 puis 1997, c’est ainsi l’Italie qui a décidé d’augmenter son aide à l’Albanie pour essayer de contenir l’arrivée des boat people qui traversaient l’Adriatique sur des embarcations de fortune. Aujourd’hui, les pays du Sud sont tout aussi concernés, à l’instar de la Chine qui, depuis le milieu des années 1990, maintient la Corée du Nord sous perfusion afin d’éviter un afflux de réfugiés et de miséreux sur son territoire.

De là à imaginer que les migrants ou les candidats au départ soient toujours les otages d’un vaste jeu diplomatique qui les dépasse, il y a certes un pas qu’on ne saurait franchir. De ce point de vue, Kelly Greenhill aurait sûrement gagné à intégrer davantage dans son analyse le rôle politique des migrants eux-mêmes. Il n’en reste pas moins que son ouvrage est hautement recommandable.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire